lundi 4 décembre 2017

Recension : La prédication durant la « Grande Guerre »


Je viens de lire les actes d’un colloque franco-allemand sur la prédication chrétienne pendant la première guerre mondiale, qui s’est tenu à Strasbourg en octobre 2014. Le recueil a été publié par Vandenhoeck & Ruprecht, au nom du département d’histoire des religions occidentales de l’Institut Leibniz pour l’histoire européenne de Mayence.


Voici la référence bibliographique complète : Matthieu Arnold et Irene Dingel (éditeurs), Predigt im ersten Weltkrieg – La prédication durant la « Grande Guerre », Vandenhoeck & Ruprecht, 2017, 158 p. (environ 70 €)

Les huit articles sont regroupés en trois chapitres dont le premier est consacré aux sources.
La première contribution est de Madeleine Zeller de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (BNU). Elle traite de la numérisation des sermons de guerre par la BNU. Son intérêt particulier réside dans le fait qu’il donne les adresses numériques permettant de consulter bon nombre de prédications de guerre en ligne. En annexe, on trouve la liste des documents numérisés et accessibles en ligne sur Numistral et sur Europeana 1914-1918 vers la fin de l’année 2015.

Dans le second article, intitulé « Jesus im Schützengraben » (Jésus dans les tranchées), la théologienne Andrea Hofmann se penche sur les prédications de guerre de deux pasteurs allemands qui ont été retrouvées dans leurs successions respectives. August Kopp (1886-1970) et August Kortheuer (1868-1963) ont tous les deux été aumôniers militaires volontaires pendant la première guerre mondiale. Hofmann présente une prédication de Kopp de 1914 sur le sacrifice d’Isaac qui ne s’attarde guère sur le texte biblique mais analyse les rapports entre la France et la Russie. Kopp exprime sa conviction que Dieu est du côté des Allemands, et il appuie cette affirmation sur le début inattendu de la guerre (alors que la France et la Russie n’y étaient pas encore prêtes), sur la déchéance morale et religieuse du peuple allemand (dont l’avancement aurait réduit ses chances de victoire si la guerre était survenue plus tard) et sur la bonne récolte de 1914 (qui garantissait l’alimentation du peuple en temps de guerre). La guerre est pour lui un acte de purification ; elle exige le sacrifice de l’individu en faveur de la patrie. Dans une prédication du Vendredi saint de 1916, Kopp compare le peuple allemand en guerre au Christ sur son chemin de croix. Ainsi, Jésus serait un exemple pour les soldats. Kopp est convaincu de la supériorité du peuple allemand ; il va jusqu’à dire : « Ainsi j’ose dire que nous sommes les crucifiés, car dans l’ensemble, nous sommes encore les meilleurs. » [1] Dans une autre prédication de 1916, Kopp aborde la multiplication des pains. Il estime que le miracle en tant que tel n’est pas crédible, mais que l’essentiel du récit réside dans le partage des ressources. Ainsi, Jésus serait en quelque sorte l’inventeur du rationnement du pain (Brotkarte), qui donne aux pauvres en prenant aux riches. Pour Hofmann, la prédication de Kopp témoigne de la tentative d’actualiser les textes bibliques dans le monde moderne et de pourvoir une justification biblique aux questions sociales. Le prédicateur se veut proche des jeunes soldats, ce qui le conduit à citer des textes de la littérature populaire (Karl May). Hofmann se tourne ensuite vers August Kortheuer. Dans une prédication de 1914, celui-ci exprime sa conviction que l’Allemagne est un peuple particulièrement béni de Dieu depuis la Réforme. La guerre est vue comme un départ nécessaire vers une nouvelle ère, et même une révélation du Saint-Esprit. Dans une prédication de 1915 sur le centenier de Capernaüm, Kortheuer affirme que Jésus avait de l’estime pour le métier de soldat et qu’il était convaincu de la nécessité d’une guerre de légitime défense. Les chrétiens auraient le devoir de combattre le mal et de participer à la guerre. Kortheuer n’hésite pas à proclamer que l’Allemagne a été poussée à la guerre malgré elle. En 1918, il explique la défaite allemande par l’infidélité des alliés et par un manque d’engagement de la population civile allemande (Heimatfront). Dans ses conclusions, l’auteur de l’article insiste, entre autres, sur l’importance de sonder des sources inexploitées, telles que les successions de pasteurs, pour approfondir notre compréhension de la théologie de la première guerre mondiale.

Le deuxième chapitre du recueil est consacré aux formes et contenus de la prédication de guerre.

Dans sa contribution « Une parole catholique dans la France des premiers jours de la guerre », Philippe Martin, professeur d’histoire moderne à l’Université de Lyon, s’intéresse à la prise de parole par la hiérarchie catholique de France au début de la guerre. Peu de sermons ayant été conservés, Martin cherche à reconstruire cette parole en étudiant différents écrits du temps, notamment dans des périodiques religieux. Aux premiers jours de la guerre, les évêques tâtonnent encore : certains conseillent de prier pour la paix et de prêcher en ce sens, alors que d’autres affichent immédiatement leur engagement aux côtés des autorités. L’Eglise se mobilise en aménageant le cadre liturgique des offices. On constate une évolution dans l’esprit des croyants catholiques : début août, 14% des messes sont dites avec une intention particulière, mais seulement 4% d’entre elles concernent l’armée ou la guerre ; un mois plus tard, la part des messes avec intention particulière monte à 40%, et les messes liées à la guerre en font 20%. Le discours catholique se muscle, on fait venir des orateurs ayant fui le Reich. Des orateurs aux orientations théologiques assez opposées (libéraux et intégristes) s’unissent pour mobiliser les fidèles aux côtés de l’armée. Une piété de guerre se développe, avec une constante : on prêche que la guerre est juste, car la France est agressée. La guerre apparaît d’ailleurs comme une chance que Dieu offre aux fidèles, leur permettant de revenir à la foi traditionnelle. On célèbre les saints liés à la France, et notamment Jeanne d’Arc. La chaire est utilisée pour mobiliser des fonds ; elle se met sans réserve au service de la guerre. On peut d’ailleurs signaler que la loi de séparation de 1905 n’empêche pas le rapprochement entre le pouvoir républicain et les représentants de l’Eglise catholique.

L’article suivant, de Charlotte Methuen, professeur d’histoire de l’Eglise à l’université de Glasgow, est intitulé « The very nerve of faith is touched » [2]. Il s’intéresse à la prédication de guerre en Grande Bretagne. S’appuyant sur son analyse d’une petite sélection de sermons écossais, Methuen constate un changement d’orientation. Au début du conflit, les prédicateurs voient la guerre comme une opportunité de redécouvrir la foi et de purifier la théologie à la fois du pragmatisme américain et des thèses libérales de la théologie allemande (Ritschl, Schleiermacher) ; l’intérêt pour l’apologétique est revigoré. Mais lorsque la guerre s’enlise, un certain désenchantement se fait sentir. L’un des prédicateurs, Henry Reid, constate que la nouvelle religiosité est davantage mystique que réfléchie ; on se presse aux autels et on est fasciné par les sacrements. L’effet de la guerre sur la théologie est perçu comme majoritairement négatif. Du côté de l’éthique, les prédicateurs examinés considèrent la guerre comme une punition divine du péché des nations de l’Europe, mais on juge particulièrement sévèrement les Allemands, accusés d’avoir préparé la guerre et donc d’avoir commis un crime prémédité. La guerre est donc juste et doit être menée. On peut donc dire que l’image de la guerre a changé au cours des années : si au début, on la voyait comme une lutte héroïque, elle est perçue comme beaucoup plus ambivalente lorsqu’elle s’est installé dans la durée.

Dans la troisième contribution du chapitre « Bedeutung und Funktion des Kirchenliedes für die Kriegspredigten », Beat Föllmi, professeur de musique sacrée et d’hymnologie à la faculté de théologie protestante de Strasbourg, traite du rapport entre les cantiques et la prédication de guerre en Allemagne. Ayant esquissé la fonction sociologique et psychologique du chant et sa place dans la liturgie, l’auteur évoque trois prédications de guerre données par deux pasteurs luthériens et un pasteur militaire et leur encadrement par des chants. Il note que les cantiques utilisés sont rarement des classiques du répertoire des grandes Eglises, mais qu’on fait appel à des cantiques venant de sources marginales (piétisme, frères moraves). Souvent, les textes sont amputés, de sorte que le message de la prédication est amplifié. Des textes évoquant la lutte spirituelle sont ainsi ramenés dans le contexte guerrier concret. Parfois, on chante des chansons des guerres napoléoniennes et de la révolution de 1848, créant ainsi une certaine profondeur historique. Föllmi analyse ensuite les recueils de cantiques et les feuilles volantes distribuées lors des services ainsi que le déroulement de deux célébrations de commémoration en 1915 et 1916 à Sarreguemines (Moselle). Il conclut en évoquant les fonctions du chant religieux dans le cadre des prédications de guerre : (i) sacralisation du message (Dieu est avec les justes, notre guerre est juste, donc : Dieu est avec nous) ; (ii) création d’un sentiment d’appartenance (le « nous chrétiens » glisse vers le « nous allemands », sans distinction de confession ; l’ennemi est diabolisé) ; (iii) justification de la guerre (la « guerre sainte » sous la bannière du « Dieu allemand » !) ; et (iv) interprétation de la souffrance et de la mort. L’auteur termine en signalant que pendant la première guerre mondiale, le cantique n’est pas encore un lieu de résistance politique ; il prendra ce rôle vingt ans plus tard.

Dans la quatrième et dernière contribution du chapitre, Frédéric Frohn, pasteur vicaire de l’Eglise luthérienne, aborde les conférences de guerre du ‘pasteur laïc’ Raoul Allier (1862-1939) [3]. Ce théologien et philosophe enseignait l’histoire de la philosophe à la Faculté de théologie protestante à Paris et donnait, durant toute la guerre, des conférences dans différents temples de la capitale. Il ne s’agit pas de prédications proprement dites – le texte biblique n’est pas au centre du discours – mais le style s’en rapproche. Allier y présente le combat contre les Allemands comme faisant partie du combat eschatologique contre le mal. Selon lui, Dieu ne veut pas cette guerre. Si elle a lieu, c’est que « Dieu appelle les hommes à prendre leurs responsabilités, en les laissant libres de leurs décisions et de leurs choix, par amour » [4]. Il ne reste pas neutre pour autant ; il console les affligés et leur donne la force de poursuivre le combat. Allier veut soutenir le moral de son auditoire et l’invite à s’inscrire dans une démarche de sacrifice, en attendant la « France nouvelle », véritable préfiguration du Royaume de Dieu, qui surgira du combat.

Le troisième et dernier chapitre du livre est consacré à la prédication entre guerre et paix.

La contribution de Frédéric Rognon, professeur de philosophie des religions à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, s’intéresse à « la voix des pacifistes » parmi les protestants. L’auteur classe les différents pacifismes selon un schéma inspiré par le sociologue Max Weber. La première catégorie, le pacifisme en finalité, consiste à considérer la paix comme finalité qui peut être atteinte par divers moyens, dont la guerre. La plupart des tenants de cette position militaient dans des mouvements pacifistes avant la guerre et ont été vécu le déclenchement de la guerre comme un échec de leur engagement. Le représentant le plus connu de ce type de pacifisme est Wilfred Monod (1867-1943) qui traité la guerre de défense comme un moindre mal. Dans des prédications du milieu de la guerre, il défend le concept de la guerre pour la paix et participe à l’appel au drapeau. D’autres représentants de cette école sont Louis Trial ou encore Charles Babut qui défend la « guerre à la guerre ». La deuxième catégorie correspond au pacifisme en esprit, qui exhorte les chrétiens à entrer dans un esprit de paix et à en imprégner leurs relations interpersonnelles. Ainsi, le pasteur Jacques Kaltenbach exhorte son auditoire à l’amour des ennemis, au cœur même de la guerre. La guerre est comprise comme une maladie spirituelle ; elle trouve sa solution dans la conversion personnelle. Le pasteur Georges Boissonnas va dans le même sens et cherche à œuvrer contre la diabolisation des Allemands, tout comme Jacques Marty, qui prêche au front. Enfin, le pacifisme en valeur remet en cause toute participation à la guerre. Ce type de prédication ne se trouve pratiquement pas dans les chaires luthériennes ou réformées pendant la guerre. Même les mennonites ne semblent pas avoir prêché en ce sens, à l’exception notable de Pierre Kennel (1886-1949) qui s’est réfugié en Suisse au début de la guerre, au grand dam de ses collègues français. Les Quakers semblent avoir été les seuls chrétiens à avoir exprimé un refus inconditionnel de la guerre, mais il faut signaler qu’il n’y a pas de prédication pendant leur cultes.

Le dernier article du recueil provient de l’un des éditeurs, Matthieu Arnold, professeur d’histoire à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg. Il met en perspective la prédication de deux théologiens strasbourgeois, Johannes Ficker (1861-1944) et Albert Schweitzer (1875-1965). Arnold analyse d’abord trois prédications de Ficker, qui ont été données entre 1916 et 1918. Le professeur Ficker lie le sort de l’Allemagne et l’action de Dieu. Pour lui, le peuple allemand est le plus paisible parmi les peuples et l’empereur peut prétendre au titre « prince de paix ». La victoire allemande est une victoire du bien dans le monde. Vers la fin de la guerre, le thème des croisades apparaît dans la prédication de Ficker, qui devient de plus en plus dualiste, célébrant la victoire de la lumière sur les ténèbres, de la culture sur la barbarie, du bien sur le mal. La tonalité est toute autre chez Albert Schweitzer. Ayant passé beaucoup de temps en Afrique, il critique ouvertement le colonialisme et le chauvinisme des nations européennes. Il est également conscient des dégâts énormes que la guerre provoque pour la mission. Arnold présente quatre prédications que Schweitzer a donné après son retour en Europe, en juillet 1918. Ces prédications montrent que Schweitzer n’associe pas la volonté de Dieu avec la victoire de sa patrie. Il s’intéresse surtout à l’avenir spirituel de l’humanité toute entière. Il invite son auditoire à la spiritualité, à la prière et à la solidarité. Schweitzer demande à ce qu’on tire les leçons de la guerre et qu’on cultive désormais le respect devant la vie humaine et la souffrance des hommes. Dans sa prédication, il s’incline devant tous les morts de la guerre ; au lieu de crier victoire, il pousse ses auditeurs à l’examen de conscience et invite les belligérants à la réconciliation.

Quelques remarques personnelles

Quand les mondiaux de football approchent, les enfants collectionnent les portraits de footballeurs qui se vendent par petites pochettes et qui sont ensuite collés dans les albums prévus à cet effet. Chaque pochette contient cinq ou six autocollants, et lorsqu’on l’ouvre, le lien qui les unit n’est pas toujours évident ; c’est lorsque la collection est plus ou moins complète que l’on saisit son intérêt. Le présent ouvrage m’a fait penser à une de ces pochettes. Quand on lit les contributions l’une après l’autre, leur caractère disparate est quelque peu déconcertant à première vue. Leur intérêt apparaît davantage quand on les considère comme des pièces qui s’ajoutent à un puzzle déjà entamé.
Les fondations ont été posées par d’autres. En effet, il y a eu plusieurs études remarquables de la prédication chrétienne durant la première guerre mondiale, qui est un sujet d’étude fascinant, non seulement pour l’historien et le sociologue, mais aussi, et peut-être surtout pour quiconque s’intéresse à la prédication, à sa vocation et à ses limites. En 1967, Wilhelm Pressel a publié une étude sur la prédication de guerre protestante en Allemagne [5]. Un an plus tard, en 1968, Heinrich Missalla a présenté son pendant catholique [6]. Côté français, le vide a été partiellement rempli trente ans plus tard par Laurent Gambarotto, qui a étudié la prédication de guerre des protestants français ; son travail a été publié en 1996 [7].

Pour l’instant, je n’ai lu que l’ouvrage de Missalla, qui est un bijou de réflexion et de concision. A la lecture de cette étude, un constat s’impose. Les prédicateurs chrétiens ont été emportés par la vague du nationalisme guerrier qui a enflammé l’Europe. Rare sont ceux qui ont gardé, ne serait-ce qu’une once d’esprit critique. La prédication s’est mise au service du discours dominant ; elle n’a pas su maintenir un témoignage chrétien indépendant et critique.

Le présent ouvrage offre au lecteur un mélange assez étrange de contributions, de bric et de broc pourrait-on dire. Bon nombre ne concernent d’ailleurs pas la prédication proprement dite. Ainsi, Philippe Martin s’intéresse à des articles parus dans des périodiques et aux intentions de messes, Beat Föllmi étudie des cantiques et Frédéric Frohn nous fait découvrir des conférences données en temps de guerre dans un cadre ecclésiastique. Et lorsqu’il est question de prédications, force est de constater que la sélection en est assez arbitraire (Charlotte Methuen le concède sans ambages) ou en marge du sujet : les prédications d’Albert Schweitzer présentées par Matthieu Arnold ont été données avant la guerre ou tout à la fin de celle-ci, quand son issue ne faisait plus de doute ; il n’est donc pas tellement étonnant que les prédications de Schweitzer semblent bien plus sensées que la production de ses contemporains.

Il n’empêche : les contributions des uns et des autres valent la peine d’être lues (une mention spéciale va à l’article de Frédéric Rognon qui comprend quelques passages fort intéressants) et elles s’insèrent bien dans l’image d’ensemble brossée par les grandes études précédentes, en ajoutant des témoignages et des exemples intéressants et en élargissant par-ci par-là le champs d’étude.

Trois regrets néanmoins. Premièrement, à notre avis, les petits groupes évangéliques n’ont pas encore reçu l’attention qu’ils méritent. On parle brièvement des quakers (qui pourtant ne prêchent pas) et Rognon évoque un prédicateur atypique mennonite, mais ce serait intéressant de sonder également branche évangélique de l’Eglise réformée [8], les baptistes et les assemblées de frères. Il se peut – l’espoir fait vivre – que leur prédication contrastait quelque peu avec celle de leurs collègues catholiques et protestants.

Deuxièmement, il nous semble qu’on aurait dû s’intéresser davantage à l’exégèse en temps de guerre. Quels sont les textes étudiés, et comment les prédicateurs les ont-ils traités ? Nous avons l’impression que le prédicateurs de guerre aiment l’allégorie et plus encore l’association d’idées (le sacrifice d’Isaac étant rapproché au sacrifice d’un soldat dans les tranchées, etc.). Les contributions de ce volume restent totalement silencieuses à cet égard, et c’est bien dommage.

Troisièmement, aucun des auteurs ne s’est posé la question de savoir si les prédicateurs traités ont été fidèles aux Ecritures. Le rôle foncier de la prédication n’est-il pas prophétique ? Ne s’agit-il pas au fond de porter la parole de Dieu dans un contexte précis ? Et ne faut-il pas constater que nombre de prédicateurs n’ont pas été à la hauteur de la tâche ? Wilhelm Pressel avait entrepris de le faire, mais cette approche ne trouve pas l’assentiment d’Andrea Hofmann, qui écrit sans sourciller : 
« Du point de vue de notre époque, la critique que Pressel exprimait après avoir exposé ses découvertes paraît problématique : il avait noté que la prédication de guerre avait commis de nombreuses « erreurs et déviations » et se posait la question si elle avait été fidèle à sa « mission imposée par ses racines bibliques et par l’héritage de la Réforme ». Pressel cherchait à se pencher sur une période pendant laquelle l’Eglise protestante ne s’était pas couverte de gloire, et à mettre en garde contre des erreurs semblables dans le fonctionnement de l’Eglise moderne. Il faut probablement comprendre de tels jugements moraux comme étant dus au temps auquel Pressel rédigeait son livre. Aujourd’hui, par contre, il faut davantage se concentrer sur les circonstances historiques concrètes. Les prédications de la Première Guerre mondiale doivent être comprises comme des tentatives théologiques de donner du sens pendant une crise politique. … » [9]
Il me semble que cette absence de volonté d’appeler le mal mal (et d’en tirer les conséquences qui s’imposent pour l’avenir) est une des manifestations regrettables du relativisme dans lequel se complaît la théologie libérale. A titre d’exemple, la construction du veau d’or par Aaron, elle aussi, peut être comprise comme une tentative théologique de donner du sens pendant une crise politique. Et pourtant, ce fut une folie honteuse, condamnée par Dieu. Et ne pas la dénoncer, serait une faute morale.

Pour moi, en tout cas, l’enseignement majeur des grandes études sur la prédication de guerre, confirmé par les contributions rassemblées dans ce recueil, se trouve dans l’échec certain de la chaire chrétienne en temps de guerre. On savait que la guerre rend fou, mais désormais nous savons que cette folie ne s’arrête pas aux portes des Eglises. Il y a de quoi désespérer de la prédication qui, Bible en main, dit des énormités. Qui, contemplant le miracle d’abondance de la multiplication des pains par le Seigneur, voit en lui l’inventeur des rationnements de pain. Et le plus triste, pour moi, c’est que les prédicateurs protestants sont tombés dans les mêmes pièges patriotico-guerriers. On aurait pu penser que l’exigence de prêcher sur des textes bibliques et d’en exposer la teneur les aurait empêchés de dire n’importe quoi. La réalité ne confirme pas cet espoir. L’ancrage biblique revendiqué n’a pas joué son rôle de garde-fou. Le prédicateur le plus sensé, à en croire notre recueil, était encore Albert Schweitzer, c’est-à-dire un libéral. Il y a là, me semble-t-il, un avertissement et une invitation à la modestie pour ceux qui écrivent la fidélité aux Ecritures sur leur bannière. A bon entendeur, salut !



Annotations

[1] « Drum wage ich es zu sagen, wir sind die Gekreuzigten, denn wir sind noch die bessern als Summe genommen. »

[2] On pourrait peut-être le traduire par « On touche au cœur même de la foi ».

[3] Ce fut aussi du sujet de mémoire de master en théologie de M. Frohn.

[4] p. 100

[5] Wilhelm PRESSEL, Die Kriegspredigt 1914-1918 in der evangelischen Kirche Deutschlands, Vandenhoeck & Rupprecht, Göttingen, 1967, 379 p.

[6] Heinrich MISSALLA, « Gott mit uns » Die deutsche katholische Kriegspredigt 1914-1918, Kösel Verlag, München, 1968, 143 p.

[7] Laurent GAMBAROTTO, Foi et patrie. La prédication du protestantisme français pendant la Première Guerre mondiale, Labor et Fides, Genève, 1996, 466 p.

[8] Notons que Charles Babut est mentionné dans l’article de Frédéric Rognon.

[9] p. 32 : « Aus heutiger Sicht problematisch erscheint die Kritik, die Pressel im Anschluss an seine Ausführungen übte: Er bemerkte, dass die Kriegspredigt zahlreichen theologischen „lrrtümern und Verfehlungen“ aufgesessen sei und stellte in Frage, ob sie den „von ihren biblisch-reformatorischen Wurzeln her gebotenen Auftrag“ überhaupt erfüllt habe. Pressel beabsichtigte die Aufarbeitung einer für die protestantische Kirche unrühmlich verlaufenen Zeitspanne und eine Warnung vor ähnlichen Fehlern im modernen Kirchenwesen. Solche moralischen Bewertungen sind wohl der Zeit geschuldet, in der Pressel sein Buch verfasste. Heute müssen dagegen die konkreten historischen Umstande starker in den Blick genommen werden. Die Predigten des Ersten Weltkriegs sind als theologische Versuche zur Sinnstiftung wahrend einer politischen Krise zu verstehen. ... »

Egalement publié sur mon site Internet (ici).

2 commentaires:

  1. Ce que vous dites me semble pertinent. En ce qui concerne les évangéliques, le travail serait difficile à faire car ils rédigeaient très peu leurs sermons. En ce qui concerne les mennonites, on pourrait accéder aux archives du journal "Christ seul" et aux articles pendant la guerre. La problématique était intéressante : ils étaient plus ou moins pacifistes, avaient beaucoup de famille en Allemagne, et se voulaient apolitiques, marginaux dans la société française. Les assemblées mennonites étaient d'ailleurs partagées entre l'Alsace et la Lorraine (allemandes), et la Haute Marne et le Pays de Montbéliard (français). Jean Séguy dans son ouvrage sur l'histoire des mennonites français en rend compte p. 575-577.

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