mercredi 26 décembre 2012

Bossuet : De la brièveté de la vie



C’est bien peu de chose que l’homme, et tout ce qui a fin est bien peu de chose. Le temps viendra où cet homme qui nous semblait si grand ne sera plus, où il sera comme l’enfant qui est encore à naître, où il ne sera rien. Si longtemps qu’on soit au monde, y serait-on mille ans, il en faut venir là. Il n’y a que le temps de ma vie qui me fait différent de ce qui ne fut jamais : cette différence est bien petite, puisqu’à la fin je serai encore confondu avec ce qui n’est point ; et qu’arrivera le jour où il ne paraîtra pas seulement que j’aie été, et où peu m’importera combien de temps j’aie été, puisque je ne serai plus. J’entre dans la vie avec la loi d’en sortir, je viens faire mon personnage, je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître. J’en vois passer devant moi, d’autres me verront passer ; ceux-là mêmes donneront à leurs successeurs le même spectacle ; et tous enfin se viendront confondre dans le néant.

Ma vie est de quatre-vingts ans tout au plus ; prenons-en cent : qu’il y a eu de temps où je n’étais pas ! qu’il y en a où je ne serai point ! et que j’occupe peu de place dans ce grand abîme de temps ! Je ne suis rien ; ce petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant où il faut que j’aille. Je ne suis venu que pour faire nombre, encore n’avait-on que faire de moi ; et la comédie ne se serait pas moins bien jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre. Ma partie est bien petite en ce monde, et si peu considérable que, quand je regarde de près, il me semble que c’est un songe de me voir ici, et que tout ce que je vois ne sont que de vains simulacres : Præterit figura hujus mundi .

Ma carrière est de quatre-vingts ans tout au plus ; et, pour aller là, par combien de périls faut-il passer ? par combien de maladies, etc.? à quoi tient-il que le cours ne s’en arrête à chaque moment ? Ne l’ai-je pas reconnu quantité de fois ? J’ai échappé la mort à telle et telle rencontre : c’est mal parler , j’ai échappé la mort : j’ai évité ce péril, mais non pas la mort : la mort nous dresse diverses embûches ; si nous échappons l’une, nous tombons en une autre ; à la fin, il faut venir entre ses mains. Il me semble que je vois un arbre battu des vents ; il y a des feuilles qui tombent à chaque moment ; les unes résistent plus, les autres moins : que s’il y en a qui échappent de l’orage, toujours l’hiver viendra, qui les flétrira et les fera tomber ; ou, comme dans une grande tempête, les uns sont soudainement suffoqués, les autres flottent sur un ais abandonné aux vagues, et lorsqu’ils croient avoir évité tous les périls, après avoir duré longtemps, un flot les pousse contre un écueil, et les brise. Il en est de même : le grand nombre d’hommes qui courent la même carrière fait que quelques-uns passent jusqu’au bout ; mais après avoir évité les attaques diverses de la mort, arrivant au bout de la carrière où ils tendaient parmi tant de périls, ils la vont trouver eux-mêmes, et tombent à la fin de leur course : leur vie s’éteint d’elle-même comme une chandelle qui a consumé sa matière.

Ma carrière est de quatre-vingts ans tout au plus ; et de ces quatre-vingts ans, combien y en a-t-il que je compte pendant ma vie ? Le sommeil est plus semblable à la mort ; l’enfance est la vie d’une bête. Combien de temps voudrais-je avoir effacé de mon adolescence ? et quand je serai plus âgé, combien encore ? Voyons à quoi tout cela se réduit. Qu’est-ce que je compterai donc ? car tout cela n’en est déjà pas. Le temps où j’ai eu quelque contentement, où j’ai acquis quelque honneur ? mais combien ce temps est-il clairsemé dans ma vie ? c’est comme des clous attachés à une longue muraille, dans quelque distance ; vous diriez que cela occupe bien de la place ; amassez-les, il n’y en a pas pour remplir la main. Si j’ôte le sommeil, les maladies, les inquiétudes, etc., de ma vie : que je prenne maintenant tout le temps où j’ai eu quelque contentement ou quelque honneur, à quoi cela va-t-il ? Mais ces contentements, les ai-je eus tous ensemble ? les ai-je eus autrement que par parcelles ? mais les ai-je eus sans inquiétude ? et, s’il y a de l’inquiétude, les donnerai-je au temps que j’estime, ou à celui que je ne compte pas ? Et ne l’ayant pas eu à la fois, l’ai-je du moins eu tout de suite ? l’inquiétude n’a-t-elle pas toujours divisé deux contentements ? ne s’est-elle pas toujours jetée à la traverse pour les empêcher de se toucher ? Mais que m’en reste-t-il ? Des plaisirs licites, un souvenir inutile ; des illicites, un regret, une obligation à l’enfer, ou à pénitence, etc.

Ah ! que nous avons bien raison de dire que nous passons notre temps ! Nous le passons véritablement, et nous passons avec lui. Tout mon être tient à un moment ; voilà ce qui me sépare du rien : celui-là s’écoule, j’en prends un autre ; ils se passent les uns après les autres : les uns après les autres, je les joins, tâchant de m’assurer ; et je ne m’aperçois pas qu’ils m’entraînent insensiblement avec eux, et que je manquerai au temps, non pas le temps à moi. Voilà ce que c’est que ma vie ; et ce qui est épouvantable, c’est que cela passe à mon égard ; devant Dieu cela demeure. Ces choses me regardent. Ce qui est à moi, la possession en dépend du temps, parce que j’en dépends moi-même ; mais elles sont à Dieu devant moi, elles dépendent de Dieu devant que du temps, le temps ne les peut tirer de son empire, il est au-dessus du temps : à sou égard cela demeure, cela entre dans ses trésors. Ce que j’y aurai mis, je le trouverai : ce que je fais dans le temps, passe par le temps à l’éternité ; d’autant que le temps est compris et est sous l’éternité, et aboutit à l’éternité. Je ne jouis des moments de cette vie que durant le passage ; quand ils passent, il faut que j’en réponde comme s’ils demeuraient. Ce n’est pas assez dire : ils sont passés, je n’y songerai plus. Ils sont passés, oui pour moi, mais à Dieu, non ; il m’en demandera compte.

Hé bien ! mon âme, est-ce donc si grand’chose que cette vie ? et si cette vie est si peu de chose, parce qu’elle passe, qu’est-ce que les plaisirs qui ne tiennent pas toute la vie, et qui passent en un moment ? cela vaut-il bien la peine de se damner ? cela vaut-il bien la peine de se donner tant de peine, d’avoir tant de vanité ? Mon Dieu, je me résous de tout mon cœur en votre présence, de penser tous les jours, au moins en me couchant et en me levant, à la mort. En cette pensée : « J’ai peu de temps, j’ai beaucoup de chemin à faire, peut-être en ai-je encore moins que je ne pense, » je louerai Dieu de m’avoir retiré ici pour songer à la pénitence, et mettrai ordre à mes affaires, à ma confession, à mes exercices avec grande exactitude, grand courage et grande diligence ; pensant, non pas à ce qui passe, mais à ce qui demeure. 

Source: J. Lebarq (éd.), Œuvres oratoires de Bossuet, Tome premier (1648-1654), Paris, Hachette, 1914, p. 9-12 

NB : Un enregistrement audio est disponible ici.

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